Arbitraire à l'Université tunisienne ? Vous avez dit arbitraire ?
Le fonctionnement des instances universitaires doit quitter le champ de l'arbitraire.
Notre carrière, en tant qu'enseignants de l'enseignement supérieur, est soumise -fait qui reste unique dans toute l'administration- du début jusqu'à la retraite pratiquement, à une série d'examens de passage de grade continuels, examens qui ouvrent la porte souvent, trop souvent, à l'arbitraire.
1-D'abord la confirmation du statut de fonctionnaire : après votre recrutement, vous êtes sous surveillance pendant deux ans, période durant laquelle vous ne pouvez pratiquement pas prendre part à la vie sociale de votre institution jusqu'à l'obtention de la décision de votre acceptation en tant que fonctionnaire dans votre poste. Si entretemps vous aviez eu le malheur de participer à une grève syndicale, droit pourtant reconnu dans la constitution tunisienne, votre confirmation par le ministère deviendra très problématique.
2. Du grade d'assistant à celui de maître-assistant : il faut non seulement avoir l'ancienneté requise -car cela ne suffit pas, mais également que les rapporteurs d'un dossier à préparer soient satisfaits de vous, et ce sur un plan autre qu'académique. Ensuite, le rapport de vos deux collègues est soumis au Conseil scientifique de la Faculté, qui peut accepter -cela dépend uniquement du rapport de forces qui vous est favorable ou non parmi les membres de ce Conseil- ou rejeter votre passage de grade. Vient encore l'étape du rectorat, qui peut accepter ou refuser de valider ce passage de grade consenti par le Conseil de la Faculté. Arrive enfin l'étape du ministère qui peut accepter ou refuser de valider tous les accords donnés précédemment.
3. Du grade de maître-assistant à celui de maître de conférences (passage du corps B au corps A) : c'est l'étape de l'expression de l'Oracle, où tout est permis, où l'arbitraire le plus total s'exerce à tous les stades de ce passage de grade.
3.1 L'ouverture du poste de maître de conférences : c'est un droit reconnu dans la loi fondamentale de l'enseignement supérieur du 6 septembre 1993 qui reconnaît la promotion interne et pourtant, le ministère ne le reconnaît pas, gardant le choix d'ouvrir ou de refuser d'ouvrir les postes demandés par l'institution concernée sur la base de cette promotion interne (trois années d'ancienneté révolue dans le grade de maître-assistant). Du coup, ce qui est un droit, la promotion interne, devient un privilège qu'accorde -ou n'accorde pas- le ministère en fonction de vos positions ou de vos prises de positions publiques (écrits, déclarations, participation à des grèves, etc.).
3.2 L'étape de l'habilitation universitaire : c'est la boîte de Pandore tout simplement qui s'ouvre à chaque dépôt de dossier. C'est une nouvelle étape de l'arbitraire. Le texte demande au candidat expressément plus de deux cents pages publiés après la thèse dans le cadre d'une recherche nouvelle et novatrice. Avec l'outil informatique, les deux cents pages requises doivent être normalement rédigés dans une typographie de 12 points en times new roman. Cette étape devient pitoyable car le comptage des pages devient tout simplement une étape de l'arbitraire. Même si vous avez publié plus de 200 pages, dans une typographie plus petite, 10 ou 11 points, ce qui augmenterait le nombre de pages une fois que le travail est remis dans les 12 points admis, cela ne change rien et votre travail peut être rejeté par le simple bon vouloir de la commission d'habilitation qui juge de la recevabilité ou non de votre dossier académique. Cette commission d'habilitation est souvent le lieu des règlements de comptes sordides et des abus de positions, car n'importe lequel de ses membres -quelle que soit sa spécialité, surtout si sa spécialité n'a aucune relation avec celle du dossier du candidat- intervient et donne son avis, réglant au passage ses comptes avec le candidat, et avilissant, de facto, sa fonction d'universitaire en enlevant du coup toute crédibilité à cette institution qui doit demeurer pourtant stricto sensu académique.
Lorsque les deux rapporteurs désignés délivrent un rapport positif sur le dossier scientifique du candidat, l'habilitation a lieu mais l'arbitraire peut continuer à s'exercer, car si les trois autres membres du jury d'habilitation sont hostiles au candidat, le rapport des deux rapporteurs, pourtant les deux seuls membres du jury d'habilitation à être dans la spécialité du candidat, n'est tout simplement pas pris en compte et dans l'ombre et la lâcheté, par les coups de téléphone le soir et en obéissant souvent à des consignes basés sur le clientélisme qui déshonorent la commission d'habilitation, les deux, voire quelquefois les trois, autres membres restant du jury décident -contre toute légalité- de refuser -uniquement pour des raisons de règlement de comptes personnels- d'accorder l'habilitation au candidat, freinant sa carrière, ou arrêtant sa promotion légitimement inscrite dans la loi.
3.3 L'étape du recrutement : une fois que le candidat a pu franchir l'étape de l'habilitation, souvent dans de très grandes difficultés et parfois en acceptant l'humiliation de ces universitaires qui ne sont nullement reconnus par leurs pairs ailleurs du fait de la médiocrité de leurs travaux, se dresse alors l'étape de l'arbitraire par excellence : le recrutement.
La loi prévoit qu'un candidat qui a trois années d'ancienneté dans le poste de maître-assistant a le droit de choisir de passer l'épreuve du recrutement sur travaux ou sur leçon (article 17 alinéa a). Sans cette ancienneté requise, le candidat n'a d'autre choix que de passer l'épreuve sur travaux et sur leçon (article 17 alinéa b). Le directeur général de l'enseignement supérieur, qui -par décision clientéliste- est enseignant au lieu d'être issu -comme dans tous les pays démocratiques- du corps des énarques (école nationale d'administration), ce haut fonctionnaire décide -contre le texte légal- d'imposer l'épreuve de leçon au candidat qui répond au critère de l'ancienneté. Ce non-respect du texte légal est devenu la pratique courante depuis que ce haut fonctionnaire a été nommé à ce poste qui ne lui revient pas de droit.
La deuxième épreuve qui attend le candidat est le passage devant la commission de recrutement. Dans cette instance, tout est permis et plus aucune décence n'est de mise. Souvent le candidat est mieux reconnu que les membres du jury de recrutement sur le plan international par ses travaux publiés dans des maisons d'édition de renom, mais cela ne gêne aucunement les membres du dit jury. Non seulement les travaux du candidat sont rarement discutés, pour des raisons souvent liées à l'incompétence du jury désigné, mais en plus, le jury fait montre de son incurie lorsqu'il essaie d'intervenir sur la nature ou le niveau des travaux du candidat. Que reste-t-il à ce jury ? Des questions para-universitaires et para-académiques. Souvent, les membres du jury -qui ne sont pas payés pour cette tâche non plus- ne prennent même pas le temps de lire le dossier du candidat, car ce n'est pas sur le plan académique que ce dernier est jugé mais sur sa capacité à mobiliser ses relations personnelles avec ces mêmes membres du jury : invitation dans l'institution où enseigne le candidat, reconnaissance à travers des conférences donnés sur invitation du candidat aux membres du jury d'habilitation dont les noms croisent souvent le jury de recrutement, déjeuner offert, quelquefois -lorsque le candidat en a les moyens- il est même question d'invitation d'ordre privé à de courts séjours dans des endroits agréables, aux frais du candidat bien sûr. Des pratiques dégradantes, de bout en bout.
Alors que la fonction de la commission de recrutement doit vérifier uniquement si le candidat répond aux critères de recrutement -le jury national d'habilitation étant la seule instance d'évaluation académique- et procéder à un classement des candidats en fonction de leur dossier académique et professionnel (ancienneté, etc.) lorsque le nombre des candidats dépasse celui des postes ouverts, la commission de recrutement devient un nouveau lieu -illégal- d'évaluation académique ou plutôt de dévaluation académique, allant souvent jusqu'à annuler la décision de la seule commission d'évaluation académique qu'est le jury d'habilitation, puisqu'elle s'arroge le droit de refuser de recruter un candidat à qui le jury d'habilitation a délivré le titre de directeur de recherches : une habilitation à diriger les recherches. Ces universitaires, dont aucun d'entre eux ne constitue une référence dans son domaine de spécialités -et dont beaucoup d'entre eux ne publient rien depuis longtemps, occupés à profiter de fonctions administratives dans des institutions en tête desquelles ils ont été nommés en remerciement de leur docilité- vont refuser d'appliquer tout simplement les règles légales qui régissent le recrutement au poste de maître de conférences de tout candidat qui répond aux critères légaux dont l'étape décisive est l'obtention du diplôme d'habilitation à diriger les recherches. Au lieu de faire le travail pour lesquels ils ont été désignés, et uniquement leur travail, les jurys de recrutement deviennent des lieux tristes de règlement de comptes, faits par de petites gens, de petits enseignants, appartenant à un tout petit monde, des gens de peu en fin de compte.
Face à cela, le syndicat de l'enseignement supérieur reste muet, étrangement muet, et s'il dénonce de temps en temps une ou deux pratiques condamnables, de la longue liste que nous énumérons, il reste au niveau des mots et n'appelle pratiquement jamais à l'action syndicale pour changer les choses. Tout le monde connaît l'allégeance -et c'est une litote- de ce syndicat unique au pouvoir central et les nombreuses compromissions qui l'y lient. Voilà pourquoi une véritable chape de plomb pèse tristement sur ce pauvre corps de l'enseignement supérieur, dont les espaces d'expression ont été totalement supprimés. Oui, bien sûr, de temps en temps, une fois, tous les trois ans, une action est menée sur le plan national pour une misérable augmentation de salaire (la dernière s'est élevée à 35 dinars ou l'équivalent d'à peine 20 euros), mais sur le plan fondamental des libertés constitutionnelles de l'enseignement supérieur, rien n'est fait, et un profond écœurement traverse ce corps fondamental de la nation, un écœurement doublé d'un laisser-aller -corollaire de cet écœurement- qui fait honte. Mais ça, il ne faut pas le dire, ne pas en parler, car tout le monde le sait : en Tunisie, tout va bien.